« Le numérique doit permettre de simplifier la conception et l’exploitation du parc nucléaire »
Le numérique est utilisé par EDF depuis plus de 30 ans pour améliorer les performances du Parc nucléaire. Pour intensifier et répandre son usage, plusieurs projets de R&D sont dédiés au développement des innovations digitales pour le nucléaire et à la préparation de leur industrialisation. Rencontre avec Catherine Devic et Patrick Morilhat, en charge du programme « Performance du nucléaire » à la R&D d’EDF.
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[Patrick Morilhat, délégué du Programme Performance Nucléaire, et Catherine Devic, responsable de projets à la R&D d’EDF, témoignent pour présenter comment la R&D accompagne la transition numérique dans le secteur nucléaire, en développant des solutions concrètes pour la conduite, la maintenance et la performance des centrales.]
La R&D et la digitalisation du nucléaire
Question : Alors la transition numérique dans le nucléaire, qu’est-ce que c’est ?
Patrick Morilhat : Le numérique n’est pas une fin en soi, c’est un moyen au service d’une ambition, et cette ambition c’est de simplifier la conception et l’exploitation des centrales nucléaires. La R&D a accompagné le parc nucléaire dans sa transition depuis plusieurs années. Dans les années récentes, les travaux ont commencé par donner accès à des informations qui n’étaient pas disponibles, comme par exemple des informations documentaires sous forme papier.
La seconde étape a consisté à décloisonner tous les systèmes d’informations dans lesquels étaient ces données, il faut les numériser pour pouvoir les rassembler dans des grands entrepôts de données. L’étape suivante a consisté à rajouter des couches d’intelligence artificielle pour apprendre aux systèmes informatiques à lire et à comprendre puis à interpréter ces données.
Et l’étape actuelle consiste à associer ces volumes de données intelligibles et manipulables à des logiciels de simulation qui permettent d’aller vers ce qu’on appelle les jumeaux numériques, c’est-à-dire de construire des doubles numériques, des installations physiques qui permettent de jouer des scénarios d’exploitation, d’identifier l’impact des dispositions constructives nouvelles, qui permettent de gagner en performance.
Question : Pourriez-vous citer quelques travaux de la R&D pour poursuivre cette transition ?
Catherine Devic : Concrètement, par exemple, pour les opérateurs de conduite, il s’agit de mettre au point des aides à la conduite qui vont permettre de pouvoir évaluer tous les transitoires de puissance dans un contexte de manoeuvrabilité accrue et ainsi de faire des baisses de charges et des montées en charge beaucoup plus rapides.
Pour la partie de plateau d’arrêt tranche, nous mettons une simulation 4D au point avec toute une visualisation avancée pour pouvoir identifier tous les chantiers et mieux gérer les co-activités.
Pour la maintenance, nous essayons de prévoir le futur, en particulier avec un jumeau numérique au niveau du générateur de vapeur, qui permet d’anticiper le taux de colmatage et le taux d’encrassement et ainsi adapter au mieux la stratégie à la fois de nettoyage, mais aussi de rénovation.
Enfin, pour les intervenants terrain, c’est le Waze du nucléaire où nous concevons avec eux un dispositif qui va permettre de les guider jusqu’au lieu de l’intervention, là où ils doivent effectuer leur maintenance et ainsi s’informer mutuellement des chantiers à proximité et des risques qui peuvent être identifiés en temps réel.
Question : Quels sont les facteurs de réussites et la place de la R&D dans cette transition numérique ?
Le premier facteur de réussite, c’est cette proximité, ce maillage très fort avec l’exploitant que nous avons depuis les phases amonts de conception jusqu'aux évaluations sur site, à la fois au niveau stratégique et aussi au niveau opérationnel. C’est aussi cette richesse que nous avons à la R&D de pouvoir, plus qu’un système technique, concevoir un système socio-technique avec un certain nombre d’expertises très pointues, tant au niveau de la physique des réacteurs que dans le domaine de la visualisation avancée, de l’intelligence artificielle et aussi des facteurs humains et organisationnels.
C’est un gros travail d’intégration qu’on est capable de faire où on essaye de capitaliser toutes les expériences dans les logiques de filières autour d’un labo que l’on appelle le ConnexLab et qui permet à la fois de préparer la future industrialisation et d’être un creuset de compétences pour la filière.
Patrick Morilhat : Le numérique, ce n’est pas qu’un ensemble de moyens techniques, c’est beaucoup plus que ça. C’est une rupture dans les modes d’organisation et de fonctionnement et il y a une dimension collective importante dans la réussite de la transition numérique.
La filière numérique, c’est plus de 2000 entreprises qui travaillent ensemble, il ne peut pas y avoir quelqu’un qui est devant et le reste derrière, ou vice versa. Tout le monde doit marcher à peu près au même niveau, et donc l’une des conditions de réussite de transition numérique c’est qu’il y a un très bon dialogue entre les métiers de l’exploitant, entre l’ingénierie et l’exploitant nucléaire, et surtout entre EDF et ses partenaires de la filière nucléaire.
Le numérique n’est pas une fin en soi, c’est un moyen qui doit permettre d’atteindre l’objectif de simplifier la conception et l’exploitation des centrales nucléaires. C’est en ce sens que la R&D accompagne le Groupe EDF dans la digitalisation de son parc de production en menant plusieurs projets qui répondent à des enjeux importants comme la fiabilisation des activités, la réduction des coûts de maintenance, la prolongation de la durée de vie des centrales et au-delà l’attractivité de la filière nucléaire pour attirer de nouveaux talents.
Visualiser l'état courant de la centrale en numérisant plus d'information pour les analyser avec de l'intelligence artificielle
« Nous disposons de données numériques de plus en plus complètes concernant nos matériels et nos installations », explique Catherine Devic. « Il s’agit d’informations en temps réel sur l’état des équipements enregistrées via des capteurs, de l’historique complet des moyens de production, qui permettent d’avoir une vision globale de l’état physique à jour des locaux industriels grâce à des techniques d’acquisition rapide. Un atout primordial pour l’exploitation et la maintenance des centrales et leur durée de vie ».
« Les travaux ont consisté, dans une première étape, à numériser des données autrefois accessibles uniquement sous forme de documents papier, ou peu accessibles comme les données géométriques des installations telles que construites », détaille Patrick Morilhat. « Puis ces données ont été rassemblées dans ce qu’on appelle des entrepôts de données. Il a fallu ensuite apprendre aux logiciels qui utilisent ces données à les lire et à les interpréter, en s’appuyant sur des algorithmes d’intelligence artificielle. L’étape actuelle consiste à associer ces données désormais accessibles, à jour et exploitables, à de puissants outils de simulation numérique, c’est ce qu’on appelle des jumeaux numériques. Ces modèles vivants permettent de comprendre le comportement des matériels, de prédire leur éventuelle défaillance et de simuler rapidement différents modes d’exploitation afin de définir les meilleurs scénarios d’utilisation, qu’il s’agisse d’un système élémentaire, de composants comme le générateur de vapeur ou de l’ensemble du réacteur. » À titre d’exemple, le projet Vercors illustre les possibilités offertes par la digitalisation. Cette maquette d’enceinte double paroi à l’échelle 1/3, construite sur le site d’EDF des Renardières pour étudier le vieillissement des enceintes de manière accélérée, s’accompagne d’un jumeau numérique, un double virtuel qui intègre les mesures réalisées en continu sur l’enceinte réelle. Il permet de centraliser les données, de les visualiser, de simuler le fonctionnement et de prédire son évolution.
Faciliter l'exploitation et la maintenance
« La numérisation et la contextualisation des informations permet aussi de développer des aides à l'exploitation pour assister les opérateurs dans leurs tâches et simplifier le travail collectif », souligne Catherine Devic. Ainsi, le projet « waze du nucléaire » vise à développer un logiciel pour cheminer plus facilement dans une centrale tout en restant informé d'aléas possibles sur les chantiers à proximité, et a récemment été testé sur le site du Blayais. Autre exemple : un simulateur pour entraîner les intervenants - à l'instar d'un « simulateur de vol » - pour fiabiliser les opérations de conduite en local à effectuer par ces agents de terrain lors d'un arrêt de tranche.
Prédire et prévoir
La digitalisation sert aussi à mener plus efficacement les chantiers réguliers imposés au parc de production nucléaire avec des exigences fortes en termes de sûreté et de respect de l'environnement. Ces chantiers peuvent s'avérer particulièrement complexes, comme l'explique Patrick Morilhat : « Un chantier d'arrêt de tranche sur une centrale peut compter jusqu'à 15 000 interventions différentes, dans un espace réduit et un temps limité, alors que certains locaux comme le Bâtiment Réacteur ne sont accessibles qu'à partir du moment où la centrale est arrêtée pour travaux. Disposer de visites immersives préalables dans les locaux et être capable de présenter les matériels sur lesquels il faudra intervenir est très précieux pour organiser les interventions, simuler les flux de personnes et former les intervenants. »
Ces innovations mobilisent l'ensemble de la filière nucléaire, qui bénéficie ainsi d'un autre aspect positif de la digitalisation : « Les outils numériques, en incluant immersion 3D, réalité augmentée et assistants vocaux sont aussi un gage d'attractivité à l'égard des jeunes générations », souligne Patrick Morilhat.
Des projets R&D menés en proximité avec les acteurs de terrain
La R&D d'EDF a un rôle clé dans la digitalisation des centrales. Elle s'attache à comprendre le besoin des acteurs sur le terrain pour y répondre en apportant des solutions reposant sur différentes briques technologiques développées en interne ou en externe par des académiques ou des industriels de la filière. « Dans les projets R&D, nous intégrons les utilisateurs finaux pour concevoir et tester avec eux leurs futurs outils. La prise en compte des facteurs humains et des conditions de travail actuelles et futures est indispensable pour réussir tout projet de transformation. Après un test « grandeur nature » sur une des centrales EDF, nous accompagnons sa généralisation », explique Catherine Devic.
Ces innovations sont conçues au sein du Connexlab, un laboratoire d'innovation de la filière nucléaire situé à EDF lab-Saclay qui sert de creuset de compétences et permet de préparer leur industrialisation. Une fois validées, ces solutions sont ensuite déployées sur l'ensemble du parc Nucléaire.