100% renouvelables : à quelles échéances ?
Compte-rendu de l'audience du 11 juillet 2017 aux Frigos de Paris
Comme un symbole des grandes transitions du siècle passé, la première séance du Conseil des Générations Futures (CGF) s’est tenue aux Frigos – ancien entrepôt ayant un temps remplacé les Halles de Paris, avant d’être lui-même ringardisé par Rungis puis transformé en friche industrielle et temple du street-art. C’est dans ce cadre étonnant que le directeur des rédactions d’Usbek & Rica et maître de cérémonie, Thierry Keller, a accueilli vers 17h30 les premiers membres du Conseil venus de la France entière. « Cette première audience du CGF est une innovation à caractère presque politique, glissait-il à l’audience encore timide, c’est une innovation dans la manière de réfléchir ensemble, d’avancer des propositions et d’oser tout dire ! ». Libérer la parole, décloisonner les idées, et notamment autour des sujets qui fâchent… autant de voeux souhaités par Claude Nahon, directrice du développement durable d’EDF, qui en une phrase résumait : « l’ambition de ce Conseil est tout simplement de réaliser qu’on est toujours plus intelligent à plusieurs – même si l’on n’est pas toujours complètement d’accord. »
Ils ont participé au Conseil des Générations Futures :
Les croisés des ENR
Les règles du jeu posées, la partie s’est naturellement lancée après une souriante provocation de Thierry Keller : « aujourd’hui, le débat sur l’énergie confine parfois presque à la querelle de religion… », s’est amusé le journaliste devant le Conseil. Pour prouver que la question du renouvelable ne dérogeait pas à la règle, Thierry Keller lance : « Est-ce que vous considérez en votre for intérieur que passer aux 100 % d’énergies renouvelables est avant-tout une question économico-politique ? Une question technique ? Ou bien est-ce une question de comportements individuels ? ». Invités à se placer sur des repères rouges, bleus et jaunes en fonction de leur réponse, les 60 comparses ont confirmé qu’un dialogue authentique commence par le constat d’un désaccord : 62 % des membres du CGF se sont ainsi groupés vers l’hypothèse politico-économique, contre seulement 15 % vers le débat technique et 23 % en faveur de la cause comportementale. « On pourra voir au cours de la soirée dans quelle mesure vous allez changer d’avis… », s’est avancé Thierry Keller avant de lancer la session de travail.
Ce conseil est une innovation à caractère presque politique, c’est une innovation dans la manière de réfléchir ensemble, d’avancer des propositions et d’oser tout dire !
Première mission pour les membres du CGF désormais échauffés par le débat : lister les certitudes et préjugés qui entourent ce motif de croisade du 100 % renouvelables. « On entend souvent à ce sujet le préjugé que l’on n’aurait pas le pouvoir, pas notre mot à dire sur ces questions gérées par des hommes politiques ou des multinationales », a relevé une membre du conseil venue groupe EDF côté division-production nucléaire. Quand la responsabilité n’est pas pointée vers des présumés coupables qui bloquent le changement, c’est l’aspect financier ou du calendrier qui ressort : « on entend beaucoup que le renouvelable coûte trop cher ou que de toute façon, il est déjà trop tard », poursuit cette représentante des générations futures. Le coeur du sujet, est encore plus polémique, pointe à son tour un jeune doctorant en philosophie et en éthique. Les motifs peuvent être environnementaux («le renouvelable n’est pas une énergie propre »), techniques (« il y a un certain déterminisme technologique, du type on a toujours fait ainsi, donc il n’y a pas de raison que cela change »), économiques (« c’est intermittent donc c’est contraignant on ne comprend pas bien… ») ou encore esthétiques (« le renouvelable est parfois jugé encombrant »). Une autre membre, consultante en écologie industrielle et territoriale issue de la société civile revendique pour sa part que certains préjugés ont du vrai : « aujourd’hui, on ne peut pas être au 100 % renouvelables parce que l’on a un problème de surconsommation et si la transition n’est pas couplée à de la sobriété et de l’efficacité énergétique, cela reste une douce lubie… » Au final, la question du renouvelable est plus que jamais, une question d’ancrage territorial, pointe une autre membre issue du groupe EDF : « si l’on souhaite s’approprier la question énergétique en tant que citoyen, on est obligé de se poser celle de son ancrage. Or nous sommes ancrés dans un territoire, sur lequel l’énergie et la question de sa production font nécessairement partie. »
Chacun sa Tesla et advienne que pourra
Un premier intervenant est invité par Thierry Keller pour alimenter la réflexion commune. Fabrice Boissier, Directeur Général Délégué de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME), s’extrait de son groupe de réflexion pour rejoindre la tribune. Micro en main, cet Ingénieur des Mines se fait le fervent défenseur de la transition énergétique, « condition sine qua non si on ne veut pas s’emplafonner le changement climatique. » L’horizon du 100 % renouvelables est selon lui beaucoup plus atteignable qu’on ne le pense communément : « il y a suffisamment d’énergie renouvelable en France pour couvrir tous nos besoins en électricité renouvelable » assure-t-il.
Fabrice Boissier imagine même en 2020, les Français du Sud en consommateurs auto-producteurs grâce au photovoltaïque. Les prémices du futur dont rêve l’économiste Jeremy Rifkin, fait de « pro-sumers » et d’économie décentralisée ? « Ce n’est pas un hasard si EDF organise aujourd’hui un rendez-vous des génération futures, note bien Fabrice Boissier. Cela veut dire que l’on n’aura plus les mêmes rapports sociaux, les mêmes rapports à l’Etat ou aux entreprises qu’auparavant. » Mais le directeur de l’ADEME est pourtant loin de défendre un modèle individualiste du « chacun sa Tesla », au coeur d’un contrat qu’il juge anti-social. « On ne vit pas isolés dans le Far West, contrairement au modèle que semble nous proposer Elon Musk d’une maison en autoconsommation avec panneau solaire et batterie qui alimente aussi une voiture personnelle électrique : on vit tous ensemble, on ne veut pas posséder une voiture mais se déplacer, on veut communiquer, on veut partager des vies sur le territoire. On a donc besoin d’organiser le système énergétique ensemble, avec des réseaux de gaz, d’électricité, de chaleur, avec de l’urbanisme... Du reste la planète ne supporterait pas la généralisation du modèle du “chacun son panneau solaire, sa batterie, sa Tesla”. »
Ce n’est pas un hasard si EDF organise aujourd’hui un rendez-vous des générations futures. Cela veut dire que l’on n’aura plus les mêmes rapports sociaux, les mêmes rapports à l’Etat ou aux entreprises qu’auparavant.
Le deuxième invité, Etienne Brière, vient renforcer cette conviction. Selon ce responsable à la R&D d’EDF en charge de l’environnement, des énergies renouvelables et du stockage chez EDF R&D, il faut s’appuyer sur la force et la robustesse du réseau européen, notamment parce qu’il est le seul en capacité d’assurer les besoins d’une population de plus en plus urbaine. La question n’est pas seulement technique : elle est aussi économique. « Les solutions décentralisées peuvent être de bonnes solutions là où il n’y a pas encore de système électrique. Mais là où il y a un système existant, le décentralisé a quand même un coût très élevé. » L’effet de « hype » autour du développement des ENR photovoltaïque ou éolienne décentralisées fait aussi oublier les fondamentaux : « Les ENR existent depuis longtemps, avec l’hydraulique. C’est même, sans doute, la première source de production d’électricité renouvelable ! Les questions sur les coûts aujourd’hui vont dépendre des mix et des solutions. Finalement, ce n’est pas qu’une question de coûts, c’est une question du système et de l’endroit considéré pour acroitre la part de renouvelable. »
Le dernier invité, Julien Dossier, s’est justement penché sur un territoire bien précis : Paris. Le fondateur de Quattrolibri, société de conseil vers une société décarbonée, a remis à Anne Hidalgo et ses équipes le rapport « Paris change d’ère » afin d’étudier la possibilité d’une neutralité carbone sur le territoire parisien d’ici à 2050. Une telle ambition soulève naturellement une complexité gigantesque : « On touche bien évidemment aux bâtiments, transports, (…) comme à des choses qui sont très culturelles comme l’alimentation, notre modèle de consommation, les déchets qui s’ensuivent, le fret. C’est une organisation complète, qui pose aussi la question de l’articulation avec le territoire : ce qui se passe dans Paris intra-muros ne se limite pas à Paris intra-muros, il y a des riverains qui viennent à Paris, des touristes. Ce sont des questions d’organisation territoriale, on pose des questions de modèle économique, de système politique… » Face à cette imbrication d’enjeux, Julien Dossier souligne surtout l’importance de l’acceptation sociale et des comportements individuels pour atteindre l’objectif de neutralité carbone. Reste à convaincre les profils de militants aussi bien que ceux des autruches de la transition climatique, même si Thierry Keller semble assuré que « le bobo parisien, pour dire les choses plus trivialement, sera l’avant-garde de cette révolution énergétique. »
À la suite de cette intervention, les participants ont travaillé en ateliers pour affronter des questions prospectives : « À quoi ressemblerait un monde où l’énergie disponible serait réduite au minimum ? » ; « Et si l’avenir des systèmes énergétiques était de fonctionner à très petite échelle ? » ; « Quel sera le visage d’EDF en 2080 ? »
À intervalles réguliers, la question du 100 % renouvelables comme choix économico-politique, technique ou comportemental a été reposée. Les membres ont à chaque fois voté avec leurs pieds en se plaçant sur les emplacements adaptés : « une question économico-politique ? Une question technique ? Ou bien une question de comportements individuels ? » Le vœu de Thierry Keller et l’ensemble des questionnements des membres du Conseil ont semble-t-il porté leurs fruits : à l’issue de cette première audience, les débats ont fait évoluer l’opinion de l’option économique à l’option comportementale qui remporte 47 % contre 23 % économico-politique et 27 % technique. Un signe que les nouvelles générations veulent prendre l’avenir du renouvelable entre leurs mains ?